La sous-traitance du travail et des risques comme cause organisationnelle d’accident industriel
Ceci est le texte du témoignage d’Annie Thébaud-Mony lors du procès pénal AZF à la Cour d’appel de Toulouse, le 9 février 2012.
En tant que directeur de recherche Inserm, spécialiste de l’étude des liens santé – travail, depuis le début des années 80, j’ai mené des travaux de recherches en sciences sociales sur la sous-traitance et son impact sur l’organisation du travail, la santé et la prévention des risques industriels. En particulier, j’ai mené une enquête pendant dix ans auprès de travailleurs sous-traitants intervenant dans la maintenance des installations nucléaires, et je continue mes recherches sur ce thème. Je participe aussi depuis plus de vingt ans à un réseau international des chercheurs en sciences sociales (sociologues et juristes, principalement), qui mène une démarche comparatiste sur l’impact de la sous-traitance en santé et sécurité au travail.
Je peux, tout d’abord, témoigner du fait que dès la fin des années 1970, des chercheurs – juristes et sociologues en particulier – ont attiré l’attention des industriels et des pouvoirs publics sur les risques associés au recours à la sous-traitance dans les industries à haut risque. L’une des premières études est celle d’un juriste, Bernard Rettenbach, qui insiste dès 1978 sur le démantèlement de fait des relations contractuelles – dans le cadre d’activités sous-traitées – entre celui qui prescrit le travail (le donneur d’ordre) et ceux qui l’exécutent (les salariés d’entreprises extérieures (B. Rettenbach, 1978). Bernard Rettenbach tentait alors d’attirer l’attention du Ministère de la justice sur les conséquences graves d’un tel démantèlement – lié à la mise en application de la loi de 1975 autorisant la sous-traitance – pour la sécurité au travail et la sûreté industrielle.
Dans cet exposé, je présenterai les connaissances produites sur les liens entre sous-traitance et sécurité et je mettrai en perspective par rapport à ces travaux, quelques faits associés à la sous-traitance dans le contexte de l’usine AZF au moment de la catastrophe du 21 septembre 2001. Un premier point concernera l’impact de la sous-traitance sur la santé au travail et la sécurité industrielle. Le second point examinera le rôle joué par les systèmes d’assurance-qualité et de gestion formalisée de la santé et de la sécurité sur les sites industriels.
I – Impact de la sous-traitance sur la santé au travail et la sécurité industrielle
Plusieurs revues bibliographiques des travaux internationaux permettent de faire le point des études concernant l’impact de la sous-traitance sur la santé des travailleurs et la sécurité industrielle. L’ensemble de ces travaux s’accordent sur quatre dimensions essentielles de cet impact.
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En premier lieu, ils soulignent l’aggravation constante depuis 20 ans des inégalités dans la répartition des risques et des conditions de travail, entre travailleurs statutaires d’entreprises dominantes et travailleurs extérieurs et/ou temporaires relevant de statuts extrêmement divers et soumis à des formes plus ou moins accentuées de précarité.
Sur le site d’AZF Grande Paroisse, le nombre exact de travailleurs extérieurs n’est pas connu et fluctue au fil du temps. En 2001, l’usine employait environ 460 salariés, dont 250 salariés, une centaine (terme pour le moins approximatif !) de sous-traitants quotidiennement sur le site, et d’autres de façon plus ponctuelle. En une année, 238 entreprises sous-traitantes seraient intervenues sur le site, soit dans le cadre de prestations de service permanentes, soit à l’occasion d’arrêts pour maintenance. Il s’agit d’un choix structurel d’organisation et de division du travail par la sous-traitance d’un certain nombre d’activités, toutes essentielles pour la production industrielle sur le site.
Selon les dirigeants des grands groupes industriels (chimie, nucléaire et autre), la sous-traitance serait nécessaire pour pallier un manque de connaissances hautement spécialisées dans certains domaines de la maintenance technique au sein de l’entreprise. Il est vrai que dans les industries de process, des compétences particulières, éventuellement absentes sur le site, sont requises (électronique, mécanique de précision, etc…). Mais elles ne portent cependant que sur quelques tâches hautement spécialisées. L’essentiel de la sous-traitance concerne des fonctions peu spécialisées (maintenance, manutention, nettoyage, gestion des déchets), dont les groupes industriels tentent de réduire le coût autant que faire se peut. D’où des pratiques incessantes de re-négociation des marchés de sous-traitance au profit des entreprises les « moins disantes ».
Je peux citer ici l’exemple de la division du travail au sein de la maintenance entièrement sous-traitée des centrales nucléaires. Une faible partie de la maintenance concerne des activités très spécialisées, dites « importantes pour la sûreté », sous-traitées notamment – en 1er niveau de sous-traitance – aux constructeurs des centrales (ex : Alsthom, Framatome). Ces activités sont effectivement assurées par des techniciens qualifiés, salariés permanents en CDI des entreprises citées. L’essentiel des autres activités de maintenance concerne les activités pas ou faiblement qualifiées (décontamination, nettoyage, manutention, calorifugeage / décalorifugeage, robinetterie/tuyauterie, tri des déchets), réalisées dans le cadre de cascades de sous-traitance. Récemment, suite aux réserves émises par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) dans le cadre du renforcement nécessaire de la sûreté (suite à l’accident nucléaire de Fukushima), les exploitants de l’industrie nucléaire ont affirmé leur volonté de tenter de se limiter à trois niveaux de sous-traitance. Ceci témoigne du caractère structurel de ce choix d’organisation du travail.
Il s’agit d’une division du travail et des risques qui a vu le transfert des tâches les plus déqualifiées, pénibles et dangereuses vers des salariés de plus en plus précarisés.
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En deuxième lieu, ces transformations de l’organisation du travail par le recours à la sous-traitance font obstacle à la mise en œuvre des dispositifs réglementaires et législatifs de prévention et de réparation des atteintes à la santé liées au travail. Ces derniers demeurent fondés sur le modèle du contrat de travail entre un employeur et un salarié s’inscrivant dans la durée. Ils ne prennent en compte aucune des situations qui entraînent pour le travailleur une obligation de travail vis-à-vis de plusieurs employeurs dont un seul est son employeur au sens traditionnel du contrat de travail.
Un bon exemple est celui de l’unique salarié de l’entreprise SURCA sur le site AZF en 2001, chargé à lui seul de la gestion des déchets industriels banals (DIB), apparemment sans consignes très précises concernant cette activité transversale à différentes parties de l’usine. En outre, il voit le périmètre de ses activités augmenter au fil du temps, avec une activité de collecte de la sacherie usagée, qui prendra effet longtemps avant son inscription dans un avenant au contrat entre les deux entreprises. A défaut de consignes écrites, l’agent de la SURCA est conduit à s’adapter à la situation. Il s’agit là d’une caractéristique structurelle du travail en sous-traitance, le formalisme des contrats passés entre donneur d’ordre et entreprises extérieures faisant peu de cas de l’activité réelle de travail.
Ce salarié ne devait – selon le contrat passé entre GP et SURCA – manipuler que des DIB, les salariés GP étant supposés assurer un « pré-tri » de leurs déchets selon les ateliers dans lesquels ils travaillent. Cette pratique n’étant pas rigoureuse de la part des salariés GP, le salarié SURCA se voit contraint de se plaindre du mauvais tri dans les bennes dédiées aux DIB, par la rédaction d’une fiche d’anomalie. Quand on est travailleur extérieur isolé sur un site industriel, rédiger une fiche d’anomalie est un acte difficile à poser qui entraîne souvent, au minimum, une attitude hostile de la part de la hiérarchie et des salariés du donneur d’ordre. Il est donc certain que ce salarié ne l’a fait qu’au terme d’une observation préoccupante concernant la présence de déchets industriels spéciaux (DIS) dans des bennes dédiées aux DIB. Cette observation sera confirmée lors d’un audit de suivi de la société AFAQ en vue de la certification ISO 14000, en janvier 2000. L’auditeur mentionne la présence de nombreux DIS dans la benne maintenance à destination d’une décharge de classe 2, qui n’aurait dû contenir que des DIB.
Ainsi le salarié de l’entreprise SURCA se trouve exposé sans protection à des déchets spéciaux. Non seulement, il n’en connaît pas la toxicité pour lui-même, mais il ignore tout des risques potentiels de mélanges de produits au sujet desquels il n’a pas été averti et qu’il n’est pas censé manipuler. Cette situation est potentiellement la plus susceptible d’engendrer un accident. En effet, la prévention passe d’abord par la qualité de l’information délivrée aux travailleurs sur les risques associés à leur activité de travail.
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En troisième lieu et en conséquence du point précédent, tous les auteurs soulignent l’invisibilité des atteintes liées au travail accompli en sous-traitance sur les sites industriels.
L’invisibilité, socialement construite, des accidents du travail résulte de trois processus complémentaires associés au choix de la sous-traitance. Tout d’abord, par la sous-traitance des fonctions les plus dangereuses, les risques d’accidents du travail sont transférés des salariés organiques des sites industriels vers les travailleurs sous-traitants et intérimaires assurant les activités de maintenance, nettoyage, manutention, gestion des déchets. Ces risques sont mêmes accrus dans la mesure où les travailleurs extérieurs ont des conditions de travail très dégradées par comparaison avec les travailleurs statutaires.
L’invisibilité des accidents du travail associés aux fonctions sous-traitées est également due au fait que la connaissance officielle les concernant ne tient pas compte des relations de sous-traitance. Si je reprends l’exemple de l’industrie nucléaire, les accidents du travail dans les centrales touchent principalement les travailleurs extérieurs (sous-traitants et intérimaires) intervenant dans la maintenance. Cependant dans les statistiques d’accidents du travail de la CNAMTS, ces accidents du travail survenant dans le cadre du processus de production de l’énergie ne sont pas inscrits dans le CTN énergie, mais dans le CTN auquel appartiennent les employeurs des accidentés. A ce sujet, et concernant les accidentés du travail chez les travailleurs sous-traitants et intérimaires qui furent victimes de l’accident survenu sur le site AZF, le 21 septembre 2001, il serait intéressant de savoir dans quel CTN ils ont été classés dans les statistiques d’accidents du travail de la CNAM. Il est peu probable que ces accidents, pourtant survenus sur un site de l’industrie chimique, soient inscrits dans le CTN chimie.
Enfin de nombreuses études montrent que l’invisibilité des accidents du travail est également la conséquence d’une importante sous-déclaration de ces accidents. Cette sous-déclaration s’accroît singulièrement chez les salariés d’entreprises intervenantes lorsque les chartes de la sous-traitance introduisent la référence à l’exigence « zéro accident », qui a pour effet non pas de faire disparaître les accidents mais leur déclaration. J’ai pu le constater en particulier dans l’industrie nucléaire.
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En quatrième lieu, les auteurs insistent sur la mise en cause radicale des droits à la représentation syndicale et à l’expression sur les conditions de travail. Alain Supiot, en 1994, souligne l’existence alors constituée d’ « une fracture interne au droit du travail entre, d’une part, les travailleurs qui jouissent pleinement des droits de la personne garantis par le contrat de travail « typique » et, d’autre part, ceux qu’un contrat atypique rejette du coté du « travail marchandise » » (A.Supiot, 1994). De nombreux travaux témoignent d’un éclatement des collectifs de travail, du fait de la division du travail et des risques par la sous-traitance, suscitant des rapports antagoniques entre les travailleurs :
– entre les travailleurs statutaires et les travailleurs sous-traitants : les sous-traitants sont vécus comme étrangers au site, des intrus qui « prennent le travail », sont la cause de licenciements et ne connaissent pas les installations. Les statutaires sont vécus comme des « privilégiés » faisant peser de multiples formes de discrimination sur les sous-traitants. A ce sujet, je voudrais ici faire référence à l’ouvrage De Terssac – Mignard sur la sécurité sur le site AZF avant 20011. La référence à la sous-traitance y est fugitive et s’exprime sous la forme de jugements de valeur vis-à-vis de sous-traitants qui : « décident de violer une consigne de sécurité pour gagner du temps », « qui interviennent sans permis de feu », qui « visiblement n’avaient pas tout fait pour signaler leur présence »… Les auteurs n’évoquent aucunement les activités dévolues à ces travailleurs sous-traitants et n’interrogent pas leurs conditions de travail.
– entre les travailleurs sous-traitants eux-mêmes, en concurrence permanente pour le maintien du marché entre le donneur d’ordre et leur entreprise. Je peux citer l’exemple des problèmes posés par l’intervention concomitante de plusieurs entreprises dans un même espace, en maintenance des centrales nucléaires. Les salariés des différentes entreprises en viennent à se disputer l’espace, voire les prises de courant( !), pour être les premiers à respecter les délais impartis par EDF pour la réalisation de la tâche qu’ils ont à réaliser.
Enfin, les travailleurs sous-traitants ne sont pas représentés dans les instances représentatives – CE, CHSCT – des sites du donneur d’ordre. Ne sont donc portés par le CHSCT, ni les risques et conditions de travail spécifiques des travailleurs extérieurs, ni les risques induits par leur intervention. Pire, depuis la généralisation de la sous-traitance, on voit se développer des phénomènes de répression/discrimination syndicale à l’encontre des travailleurs d’entreprises extérieures qui adhèrent à un syndicat et tentent de développer une action de représentation du personnel, en particulier dans le champ de la santé et de la sécurité au travail. Je pourrais citer plusieurs exemples dans le cas de l’industrie nucléaire.
Pour conclure ce premier point, je dirai que la sous-traitance met en danger la sécurité des travailleurs et la sûreté des installations mais de façon souvent invisible. Cela ne devient visible que lorsque l’expérience des salariés d’entreprises extérieurs et d’intérimaires est sollicitée. Ce qui est rare !
II – Assurance-qualité, normes, certification : une « auto – réglementation » des entreprises qui masque une perte de contrôle et de mémoire du fonctionnement réel des installations
Lors de la catastrophe, le 21 septembre 2001, la première réaction des dirigeants du groupe Total interrogés par les journalistes a été de dire : « ça ne peut pas être un accident industriel, puisque nous sommes certifiés ISO 14 000 ! ». Or cette norme (ISO 14000) – qui présente un établissement industriel comme soucieux de l’environnement au sens large – n’a pas pour objet d’aborder la gestion de l’hygiène et de la sécurité au travail et ne contient aucune exigence à ce propos.
Il me semble important d’examiner cette question des systèmes de gestion de la sécurité mis en œuvre dans des établissements tels que celui d’AZF, à la lumière de travaux scientifiques concernant les systèmes d’assurance-qualité et de certification.
Les études portant sur ces systèmes montrent qu’au travers de l’assurance-qualité, un déplacement s’opère de la valeur du « travail bien fait » vers l’assurance du respect de normes de qualité élaborées par des commissions d’experts et codifiées, selon une démarche reconnue et acceptée internationalement, notamment dans le cadre de l’International Standard Organisation. Ce sont les normes ISO 9000, ISO 14000. Cette définition de la qualité – comme conformité aux procédures – est devenue la pierre angulaire des démarches d’assurance-qualité, de management de la sécurité et des différents types de certification des entreprises. Ces normes s’appuient sur une sorte de code moral de la relation « client-fournisseur », notamment dans l’organisation du travail en sous-traitance.
Il s’agit, en quelque sorte d’une auto-réglementation de l’entreprise – à travers le recours à des systèmes privés de certification – qui ne se réfère pas à « l’obligation de sécurité de résultat » du chef d’entreprise, centrale en matière prévention – mais à des procédures, le plus souvent bureaucratiques, sans référence au travail réel et en dehors de la référence au droit du travail.
Certaines règles du Code du travail incorporent une obligation de certification des entreprises, les organismes certificateurs demeurant privés. C’est le cas de la réglementation concernant l’amiante. Sur les chantiers de désamiantage de l’amiante friable, ne peuvent intervenir que des entreprises certifiées. Les entreprises du BTP contractent donc des sous-traitants certifiés pour les travaux d’enlèvement d’amiante. En 2005 et 2006, le ministère du travail a fait réaliser des campagnes d’inspection du travail sur les chantiers de désamiantage. Sur plus de 70% d’entre eux, les règles du Code du travail concernant la prévention du risque amiante n’étaient pas respectées. Pourtant il s’agissait d’entreprises certifiées.
Dans son rapport sur les récentes études complémentaires de sûreté réalisées suite à l’accident nucléaire de Fukushima, l’ASN remet en cause la certification privée des entreprises intervenant en zone contrôlée des centrales.
Le problème le plus sérieux du point de vue de la sûreté, est le fait que l’accumulation des procédures et des dossiers, visant à prouver que celles-ci ont été respectées, tend à cacher la perte, structurelle, de mémoire du travail réel – du fait de la sous-traitance – dans ces fonctions-clé que sont la maintenance, le nettoyage, la gestion des déchets. Les principaux acquis de trente ans de recherches en sciences du travail apportent des résultats très convergents de toutes les disciplines montrant l’écart entre travail prescrit et travail réel. Si la mémoire des installations industrielles n’est pas construite à partir d’une connaissance fine de l’activité réelle de travail, l’expérience issue de celle-ci, indispensable pour la prévention des accidents, est définitivement perdue, surtout lorsque les entreprises font le choix de la sous-traitance. J’ai pu montrer comment la sous-traitance tend à disperser la mémoire des installations nucléaires entre des dizaines de milliers de travailleurs extérieurs dont l’expérience est malheureusement irrémédiablement rendue inaccessible. Revenant aux circonstances de l’accident d’AZF, force est de constater que la reconstitution du travail sur le site dans la gestion de la filière déchet s’est avérée impossible après la catastrophe et pas seulement du fait de la mort de certains témoins – clé.
En conclusion
Un très grave accident du travail a eu lieu à Turin dans une usine sidérurgique du groupe Thyssen Krupp. Sept ouvriers sont morts un soir de décembre 2007, tués par un incendie faisant suite à une explosion. La direction allemande du groupe avait décidé de ne plus investir dans la sécurité, l’entreprise devant être fermée dans les années qui suivaient. Le 16 avril 2011, le tribunal pénal de Turin a condamné à 16 ans et demi de prison ferme le directeur général de la branche acier du groupe allemand Thyssen Krupp, Harald Espenhahn, 45 ans, originaire d’Essen (ouest de l’Allemagne), jugé pour « homicide volontaire ».
Un parallèle peut être fait avec le contexte de l’usine AZF à Toulouse. Le 17 octobre 2000, M. Biechlin déclarait dans le cadre d’un comité d’établissement : « M. Desmarets a dit clairement : les fertilisants ne font pas partie de la stratégie du groupe. Un an est passé depuis et nous avons encore deux ans de sursis. Cela explique pourquoi un certain nombre de choses sont difficiles à gérer parce que nous ne savons pas ce que l’on sera dans six mois. »
Or on sait que les moments de fragilité économique sont aussi des moments de grande vulnérabilité face aux accidents. C’est d’ailleurs ce qui ressort de la lecture des PV du comité d’établissement. Dans le cadre des réunions paritaires du CE, sur le site AZF de Toulouse, dans les années 2000 – 2001, des syndicalistes font état d’« incidents », dans un contexte marqué par la renégociation des contrats d’entretien entre GP et les entreprises sous-traitantes, entraînant le départ de travailleurs extérieurs expérimentés remplacés par des nouveaux sans formation. Sous-traiter au moins-disant les tâches de la filière « déchets » sur un site industriel à haut risque classé SEVESO crée les conditions de possibilité de l’accident industriel. Le processus générateur de l’accident prend sa source dans l’organisation réelle du travail industriel, surtout quand la sous-traitance masque les dérives de celle-ci au regard des impératifs de sécurité et de sûreté. C’est pourquoi je conclurai en affirmant que la sous-traitance porte en elle-même le risque de graves conséquences tant pour la sécurité des travailleurs que pour la sûreté des installations, et ceci que les entreprises aient ou non été « certifiées ».
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Les paradoxes de la sécurité. Le cas d’AZF
Gilbert de Terssac, Jacques Mignard
PUF, 2011
Note critique
Annie Thébaud-Mony
Préambule
Dans la préface, Claude Gilbert, directeur de recherche au CNRS, affirme que l’objet du livre n’est pas de proposer une nouvelle analyse de la catastrophe mais de rendre compte de ce qu’était l’usine AZF. Il fait – de façon quelque peu abstraite – l’apologie de la démarche qui montrerait qu’à partir des années 1980, « à l’initiative de la direction, progressivement relayée par les représentants des salariés et les syndicats, la sécurité est progressivement devenue une priorité » sur le site de Grande Paroisse AZF Toulouse. Les affirmations selon lesquelles les retours d’expérience se seraient « unifiés et généralisés » ne sont assorties d’aucun exemple concret. Il tente de donner l’image d’une usine où « la négociation » aurait eu des effets radicaux sur la mise en sécurité du site, ce que la réalité du 21 septembre 2001 a quelque peu contredit.
Je tiens à souligner que Claude Gilbert est le président du conseil scientifique de l’Institut pour une culture de la sécurité industrielle (ICSI), dont les membres fondateurs sont les firmes Total, Airbus et EDF, mais aussi le CNRS, l’Institut Polytechnique de Toulouse ainsi que la communauté urbaine du Grand Toulouse et la région Midi Pyrénées. Les autres membres sont l’Union des Industries Chimiques (UIC), l’Union Française des Industries Pétrolières (UFIP), AREVA, GDF Suez, ARKEMA, Solvay, Sanofi-Avantis, Alsthom, etc…2 Il s’agit donc – comme dans le cas du Comité Permanent Amiante, de sinistre mémoire ! – d’une institution créée par les industriels, avec cooptation d’institutions scientifiques et politiques, ayant pour objectif le contrôle de la production de connaissances et de la formation sur la gestion des risques industriels.
« Les six questions prioritairement retenues par l’ICSI, pour définir ses actions dans le cadre de groupes d’échanges, d’axes de recherche ou de développement de modules de formation :
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Le même niveau de sécurité pour tous ?
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La réglementation régalienne, certes, mais jusqu’où et sur quoi ?
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L’usine actuelle sous traitée et/ou distribuée, quelles sources de risques et quels contrôles ?
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Le Retour d’Expérience certes, mais pour quelle exploitation ?
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Une culture de sécurité distribuée dans et autour de l’usine ?
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L’usine future, à quel endroit, avec quels procédés, quelle organisation et quels opérateurs ? » (http://www.icsi-eu.org/)
Gilbert de Terssac, directeur de recherche au CNRS, est membre du conseil d’administration et du conseil d’orientation et d’évaluation de l’ICSI, dont les crédits servent à financer des recherches sur la sécurité, recherches dominées par les industriels qui en sont donc les commanditaires.
La recherche dont rend compte le livre de Gilbert de Terssac et Jacques Mignard – Les paradoxes de la sécurité. Le cas d’AZF – a été financée par l’ICSI. Or Total est l’un des industriels financeurs de l’ICSI. Cette démarche, non indépendante de l’industriel mis en cause devant la justice, se situe après la catastrophe du 21 septembre 2001, ses résultats faisant l’objet d’un ouvrage dans une collection scientifique des Presses Universitaires de France quelques mois avant le procès d’appel.
L’ouvrage
La recherche dont le livre rend compte a eu pour objectif de « comprendre l’organisation de la sécurité » en analysant « l’invention des règles d’usage qui viennent compléter les règles formelles » (p10). Cette analyse s’appuie exclusivement sur le témoignage d’une trentaine d’anciens salariés de l’usine ayant connu un processus de qualification leur ayant permis de devenir techniciens ou ingénieurs. Une partie d’entre eux a été affectée pendant plusieurs années au service de la sécurité.
L’analyse porte sur la décision, prise par la direction générale du groupe Total, de développer une nouvelle stratégie de sécurité, mise en oeuvre au début des années 80, qui vise l’objectif « zéro accident ». L’ouvrage oppose deux périodes de 20 ans (avant et après 1980), attribuant à cette nouvelle stratégie, dite de « sécurité négociée », la baisse des accidents du travail chez les salariés AZF. Trois dimensions de cette « sécurité négociée » sont présentées :
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L’approche des accidents du travail par la méthode dite de « l’arbre des causes, centrée sur l’analyse de l’Acte à l’origine de l’accident (en particulier, de la part de la victime de l’accident).
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L’impunité du salarié « fautif », qui n’aurait plus à craindre une sanction, l’accent étant mis sur la responsabilité individuelle d’un travailleur, à l’exclusion de toute référence aux choix et contraintes organisationnelles décidées par l’employeur. L’accident est présenté comme résultant essentiellement de (mauvaises) « habitudes » prises qu’il faut remettre en cause, après les avoir analysées.
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L’obligation pour les salariés d’entrer dans un processus d’élaboration écrite des règles de sécurité, à parti du recensement systématique de tout accident, incident, anomalie, constatés dans l’activité.
En conclusion, les auteurs font valoir la réussite de la stratégie, mettant en relief la coopération instaurée dans l’usine, y compris avec les syndicalistes et membres de CHSCT, celui-ci devenant progressivement un auxiliaire du service de sécurité.
Analyse critique
Une usine chimique classée Seveso … la sécurité par les équipements de protection individuelle ?
Il est précisé dans l’introduction que « les règles de protection s’inscrivent dans des dispositifs : d’abord des dispositifs de port des équipements individuels (EPI) pour protéger les « exploitants »3 ; ensuite des dispositifs de contrôle de l’intervention des agents de maintenance comme le permis de travail, et enfin des dispositifs de réduction des risques à la source, c’est-à-dire au moment de concevoir les machines. » (p22) S’agissant d’une usine reconnue comme particulièrement dangereuse, il apparaît pour le moins étrange que la sécurité industrielle soit ainsi définie, en commençant par les EPI, en continuant par le « permis de travail » autorisant l’intervention de maintenance (qui n’est pas précisément un dispositif de prévention) et enfin par ce qui est en réalité la première responsabilité de la direction, à savoir la sûreté des machines sur le site, en lien avec « l’obligation de sécurité de résultats du chef d’entreprise », en référence non seulement au Code du travail mais par rapport au délit pénal de mise en danger d’autrui (Code pénal, article 223-1). Dans l’ensemble de l’ouvrage, il n’est d’ailleurs jamais question du code du travail ou de l’obligation de sécurité du chef d’entreprise. L’analyse porte exclusivement sur la responsabilité des salariés dans l’élaboration d’une « culture de sécurité ».
Une stratégie de réduction des accidents du travail ?
Le livre donne, comme preuve de démonstration de l’efficacité de la stratégie de sécurité mise en œuvre, une baisse drastique des accidents du travail entre 1979 et 1986. Or le tableau présenté p149 ne permet en aucun cas d’apprécier effectivement quelle est la part de cette stratégie dans la prévention des accidents du travail sur le site. En effet, il manque plusieurs informations essentielles pour le comprendre. Il faudrait tout d’abord recenser précisément les transformations de la production par la généralisation de l’automatisation et la suppression de postes de travail dangereux entre les deux dates. En second lieu, n’est-ce pas justement la période de mise en place d’interventions d’entreprises extérieures en sous-traitance sur le site pour toutes les opérations dangereuses résiduelles que sont la maintenance, le nettoyage, la manutention et le transport ? On sait que les accidents du travail survenant chez les sous-traitants figurant dans les statistiques de la CNAMTS, sont rapportés non pas au secteur de la chimie, mais à ceux de la convention collective de ces entreprises (métallurgie, construction, BTP, nettoyage). Enfin ce n’est un mystère pour personne, la baisse des accidents du travail provient également de l’effet dissuasif des objectifs quantitatifs « zéro accident », non seulement sur les individus mais sur les équipes qui à leur font pression sur les individus afin de réduire le nombre de déclarations. Or c’est justement cette dernière stratégie par objectifs qui est décrite dans l’ouvrage.
Concernant l’étude des accidents du travail, je veux souligner l’absence d’une référence faisant véritablement autorité en sociologie actuellement, à savoir la thèse de Véronique Daubas-Letourneux. Le nom de celle-ci est cité, sans qu’aucune référence y soit associée. Or la lecture de cette thèse aurait peut-être évité aux auteurs de faire de la méthode de l’arbre des causes une solution miracle pour comprendre les accidents du travail, au profit d’un examen des choix d’organisation du travail et de leurs conséquences qui construisent plus fondamentalement les conditions de possibilité de l’accident du travail ou de l’accident industriel. Soulignons ici que la procédure légale d’enquête du CHSCT4 qui donne lieu à établissement d’un document officiel adressé sous 15 jours à l’inspecteur du travail n’est pas mentionnée.
Aucun accident grave n’est rapporté ni analysé. Au détour des paragraphes, une « vanne fuyarde », une odeur de gaz, d’une « allergie au formol5 » (p90), etc… apparaissent comme des « incidents » qui entrent dans le processus de la « sécurité négociée ». Dans aucun des cas rapidement évoqués, l’accident n’est entièrement décrit et l’issue de la négociation n’est pas connue.
La sous-traitance du travail et des risques ?
« L’attachement à l’entreprise », « emploi à vie, « seconde famille », ces expressions (p27) font certes partie d’un certain imaginaire collectif des plus anciens travailleurs d’une entreprise. L’évocation des « communautés de travail solidaires » sont évocatrices de la configuration industrielle des années 60-70, qui a cédé la place – depuis les années 80 – à des antagonismes entre travailleurs organiques de l’entreprise et sous-traitants ou intérimaires. La stratégie de sous-traitance en vigueur sur les autres sites de la firme Total existe à AZF Toulouse dans la période qui précède la catastrophe. Il est question – dans l’ouvrage – du « travail sale », « dégradant », (p33 et voir aussi p44) en particulier le secteur des expéditions, ainsi que la maintenance, dans les années 60-80. Il n’en est plus question ensuite, même si on peut faire l’hypothèse que le travail « sale » et « dégradant » a été sous-traité.
La référence à la sous-traitance est fugitive en p 48, 65, 85, 96, 114-117,185, 217-218. Au détour d’une phrase, il est mentionné que c’est plus difficile de faire appliquer la « sécurité négociée » quand il s’agit des sous-traitants. C’est notamment autour du permis de travail que se cristallisent des jugements de valeur énoncés par les auteurs vis-à-vis des sous-traitants, qui « décident de violer une consigne de sécurité pour gagner du temps », qui « interviennent sans permis de feu », qui « visiblement n’avaient pas tout fait pour signaler leur présence », etc…
A aucun moment les conditions dans lesquelles la direction de l’usine AZF fait appel aux sous-traitants ne sont questionnées. Quant à l’éventuelle participation des travailleurs extérieurs à un droit d’expression consenti aux salariés organiques, il n’en est pas question.
Le CHSCT comme auxiliaire du service de la sécurité ?
Aucun chapitre n’est spécifiquement consacré au rôle de l’institution CHSCT. Son caractère d’institution représentative et revendicative est diabolisé tant que les délégués n’entrent pas dans le processus de « sécurité négociée » mis en place par le service sécurité à la demande de la direction générale du groupe Total. Les auteurs se félicitent de voir le CHSCT entrer dans cette stratégie dans le cadre d’un « accord mutuel », qui s’appuie sur la procédure d’élaboration des compte-rendus écrits d’incidents. Selon les auteurs, « ce document met entre parenthèses les différences et égalise les statuts en donnant à chacun la possibilité d’évoquer son point de vue » (p219). Le rapport de force entre pouvoir de la direction et contre-pouvoir syndical est ainsi contourné, la décision restant évidemment entre les mains de la direction, ce qui est rappelé en conclusion : « les deux parties savent bien que c’est la direction qui gouverne et que l’élu du syndicat n’a peut-être pas vocation au gouvernement de l’entreprise » (p247).
Ce livre constitue un exemple emblématique d’auto-réglementation de l’entreprise, affranchie de toute référence au droit (droit du travail ou droit pénal) et à l’obligation de sécurité de résultat du chef d’entreprise. Dans le contexte du procès pénal, les auteurs effectuent un travail d’occultation de la réalité des conditions de possibilité de l’accident majeur, en (re)construisant une image idéalisée de la sécurité sur le site de l’usine d’AZF.
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Notes
1Gilbert de Terssac, Jacques Mignard (2011) Les paradoxes de la sécurité. Le cas d’AZF. PUF, Paris (voir la note critique en annexe)
2 Voir le site web de l’ICSI : http://www.icsi-eu.org/index.htm?http%3A//www.icsi-eu.org/francais/recherche/FonCSI.html
3 C’est le nom donné dans l’ouvrage aux ouvriers de production
4Les enquêtes menées par le CHSCT sont effectuées par une délégation comprenant au moins le chef d’établissement, ou son représentant désigné par lui, et un représentant du personnel au CHSCT (article R.4612-2 du code du travail). Le CHSCT doit fournir un rapport d’enquête (fiches CERFA) à l’inspecteur du travail, dans un délai de 15 jours ; ce document est cosigné par le chef d’établissement, ou son représentant, et un membre du CHSCT représentant du personnel.(http://www.travailler-mieux.gouv.fr/La-realisation-d-une-enquete-par.html)
5 les formaldéhydes sont des cancérogènes